La société civile, l’autre pilier de la reconstruction argentine

Publié le 14.02.2012| Mis à jour le 02.01.2022

Les politiques menées successivement par Néstor, puis Cristina Kirchner, depuis 2003, ont permis à l’Argentine de sortir de la crise. Mais les initiatives de la société civile et des citoyens ont également joué un rôle primordial dans la reconstruction du pays


Devant les portes de l’entreprise Mil Hoja [[mille-feuilles]] , des véhicules de livraison stoppent, chargent leurs marchandises et repartent dans un ballet incessant. À l’intérieur des locaux climatisés, une quinzaine de personnes coiffées de bonnets et de masques en papier s’activent pour donner forme à de longues plaques de pâte fraîche que débitent pétrins et autres machines. Pizzas, beignets, raviolis…

Créée en 1972 à Rosario, à 300 km au nord de Buenos Aires par une famille de notables locaux, Mil Hojas (photo page 7) est réputée pour la qualité de ses produits et la compétence de ses seize employés. Ou plutôt « sociétaires ». Car en 2000, en pleine crise économique,alors que l’entreprise était menacée de disparaître, elle fut reprise par les travailleurs sous forme de coopérative. « À cette époque, notre principal souci était d’empêcher les patrons de vendre les outils de production, se souvient Omar E. Caceres, le président de Mil Hojas. On vivait et dormait dans l’entreprise et nos épouses nous apportaient de quoi manger. » De cette période, Omar conserve des souvenirs contrastés. « C’était dur de ne pas pouvoir gagner de quoi subvenir aux besoins de nos familles, explique-t-il, sans pouvoir retenir ses larmes. Mais cette crise a aussi permis de découvrir une solidarité insoupçonnable. Comme si, dit-il, il avait fallu en passer par là pour aller puiser le meilleur au fond de nous-mêmes. »

« Mil Hojas fait partie des deux cent cinq entreprises récupérées par les travailleurs (ERT) qui existent aujourd’hui en Argentine, indique Rufi no Almeida, coordinateur général du Centre d’études pour la Nouvelle Argentine (Cnar), une association chargée de promouvoir l’autogestion et l’économie sociale. Ces ERT représentent plus de 9 000 travailleurs de différents secteurs d’activité comme la métallurgie, l’alimentation, le textile, la construction ou les services. Elles témoignent d’une période charnière de l’histoire économique et sociale du pays où l’urgence était de sauver ce qui pouvait l’être. »

Des solutions d’urgence devenues des modèles

Une dynamique aujourd’hui ancrée dans les mentalités, comme le révèle une enquête de la Faculté de philosophie et de lettres de Buenos Aires qui montre que si la majorité des entreprises ont été récupérées avant 2004, 10 % d’entre elles sont nées entre 2005 et 2007, et autant entre 2008 et 2010. « La récupération d’entreprises et l’économie sociale sont considérées aujourd’hui comme des réponses crédibles à la crise », assure Luis Alberto Caro, président du Mouvement national des entreprises récupérées. Fort de cette crédibilité, le Mouvement a été à l’origine de la réforme de la loi sur les faillites d’entreprises, adopté en 2011, qui permet aux salariés de racheter plus facilement les machines et les bâtiments des entreprises où ils travaillent.

Être son propre patron et vivre de la terre. C’était le rêve de Raoul avant 2001. « J’ai perdu mon emploi de serveur et multiplié les petits boulots, explique-t-il. Mais c’était insuffi sant pour survivre. Lorsque j’ai appris l’existence des jardins communautaires, je n’ai donc pas hésité. » Apparus dans les années 1990, les huertas familiares, les jardins communautaires urbains de Rosario, ont pris leur véritable essor en 2001. « Pour permettre à des familles sans ressources de cultiver un bout de terre selon les règles de l’agriculture bio », explique Antonio Lattuca, fondateur, en 1988, du Centre d’études et de productions agroécologiques (Cepar).

La municipalité, intéressée par la démarche de ce centre d’études a mis à disposition gratuitement des terres situées à la périphérie de la ville. Elle a fourni outils, semences et accompagnement technique et a facilité la commercialisation des produits, via des marchés installés en centreville ou la livraison de paniers. Et le constat est identique à celui des entreprises récupérées. « L’agroécologie urbaine a d’abord répondu à une urgence, constate Antonio Lattuca, qui supervise le fonctionnement de plus de huit cents jardins communautaires sur toute la commune. Mais la crise a permis de démontrer que ce système de cultures est économiquement, socialement et écologiquement viable. » Une initiative d’ailleurs reconnue par l’Onu en 2004 comme l’une des dix meilleures pratiques au monde pour lutter contre la pauvreté, dans le respect de l’environnement.

À 1 000 km plus au nord, dans la province du Chaco, le respect de l’environnement est aussi un axe important pour la société civile. Mais pour une raison bien différente. « Ici, les exploitations de soja avancent irrémédiablement et menacent des milliers de petits agriculteurs », explique Luis Nocentile responsable de la communication de l’Institut de culture populaire (Incupo). Cet institut, partenaire du CCFD-Terre Solidaire, travaille depuis 1970 sur des programmes de formation, promotion et organisation communautaire en matière de développement rural.

Dans un pays où les céréaliers ont été des acteurs importants du redressement économique, « les sojeros ont assis leur pouvoir et l’ont même renforcé depuis la crise des retenciones en 2008 ». Ils agissent avec un sentiment d’impunité, comme le montrent leurs pratiques dans la commune de Colonias Unidas, au coeur du Chaco, où des fumigations illégales affectent la santé de dizaines de familles de paysans. « Malgré les textes de loi interdisant ces pratiques à moins de 800 mètres des maisons, des produits hautement toxiques sont répandus tout près des maisons et des écoles. Et si les petits agriculteurs osent se plaindre, ils sont souvent menacés de représailles », assure Fernando Santiago, de l’Incupo, qui sillonne la région pour conseiller et organiser la défense des agriculteurs. Un travail de terrain qui nourrit la mission d’éducation menée par cet institut auprès des organisations rurales. Comme à Saladas, dans la province du Chaco.

Solder les comptes de la dictature

Quelques jours seulement après la réélection de Cristina de Kirchner, une session de formation y a regroupé une vingtaine de responsables d’organisations rurales locales. Avec pour thème : Repenser l’identité paysanne dans le contexte actuel. « S’il existe aujourd’hui une redistribution plus équilibrée des revenus de la richesse, le modèle économique de fond, lui, n’a pas changé, rappelle Carlos Chiarulli, animateur du Réseau agroforestier Chaco Argentine (Redaf). Il est donc indispensable de continuer à tenter d’infl uer sur les politiques publiques que le gouvernement souhaite mettre en place dans le monde rural. »

Même discours du côté des Écoles de citoyenneté, créée créées dans tout le pays en 2001 par le Centro Nueva Tierra pour « stimuler le potentiel de millions d’Argentins à s’investir dans la vie politique. » La structure réfléchit actuellement à une stra- responsables de l’École de Citoyenneté de Resistencia, capitale du Chaco. C’est ainsi que la construction de la démocratie va se poursuivre en Argentine. » Une démocratie d’autant plus solide qu’elle semble avoir soldé les comptes de la dictature.

Au-delà des mesures qui ont permis le redressement économique et social du pays, l’un des actes les plus importants de cette période restera la décision de Néstor Kirchner de revenir sur le passé douloureux de la dictature, confirme Fortunato Mallimaci, sociologue. En mettant fin aux lois d’amnistie, il a non seulement répondu aux revendications des organisations de défense des droits de l’homme, mais il a surtout redonné à l’État et à la justice la crédibilité qu’ils avaient perdue. »

Hasard du calendrier ou pas, trois jours après la réélection de Cristina de Kirchner, l’Argentine a d’ailleurs vécu un autre tournant de son histoire. Accusés d’avoir participé activement à une répression qui a fait quelque 30 000 disparus entre 1976 et 1983, seize ex-militaires, parmi lesquels fi gurent les anciens capitaines de frégate Alfredo Astiz et Jorge « le Tigre » Acosta, ont été reconnus coupables de tortures et d’assassinats. Pour ces exactions perpétrées dans les locaux de l’École supérieure mécanique de la marine, à Buenos Aires, ils ont été condamnés à de lourdes peines de prison par le 5e Tribu nal fédéral de Buenos Aires, dont douze condamnations à perpétuité.

Romina Chiesa, Stella Maris et Cristina Godoy, trois restauratrices d’art, ont suivi de près ce procès, sans avoir de liens directs avec les victimes, ni représenter des associations de défense des droits humains. « Nous avons accompagné en 2008 la transformation de l’École militaire en musée de la Mémoire, explique Romina. Notre travail a consisté à faire “parler les murs”. Malgré le soin apporté par les militaires pour faire disparaître toute trace de tortures, nous avons, centimètre par centimètre, recherché des preuves du passage des personnes torturées avant d’être exécutées. »

Faire parler les murs

Noms gravés sur les murs, bouts de papiers ou mégots incrustés dans des anfractuosités… Les découvertes, croisées avec les témoignages de survivants, ont alimenté les plaidoiries de la défense lors du procès et permis de reconstituer des lieux désormais ouverts au public. Mais elles ont aussi transformé les trois femmes. « Nous avons contribué à restaurer un épisode-clé de l’histoire du pays, estime Stella. Et cela a changé notre compromis politique et social. » « Pour que cela n’arrive plus, il faut que chacun s’implique à sa manière dans la construction du pays », rajoute Cristina, conseillère municipale depuis juillet 2011 dans une petite ville de la banlieue de Buenos Aires. Une prise de conscience et un investissement qui symbolisent le cheminement politique et citoyen des Argentins depuis 2001. Et qui constitue sans doute la meilleure réponse à la crise.

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